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Bertrand Bissuel
Francine Aizicovici
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Ne pas stresser les stresseurs
jeudi 8 avril 2010 par Francine Aizicovici, Bertrand BissuelC’était promis juré, les listes rouge et orange des grandes entreprises mal notées en matière de prévention du stress, qui n’étaient restées que vingt-quatre heures sur le site du ministère du travail, le 18 février, allaient réapparaître, après leur mise à jour, "dans quelques semaines". C’est ce qu’affirmait dans tous les médias Xavier Darcos, le ministre du travail de l’époque.
Sa parole ne sera pas tenue : Xavier Darcos a été remercié après les élections régionales, le 22 mars, et Eric Woerth, son successeur au ministère, a enterré ces listes. Il l’a annoncé discrètement, jeudi 1er avril, en marge du congrès HR, consacré aux ressources humaines, en disant : "Quant à afficher des noms sur des frontons, non !" Le nouveau ministre a ainsi acté l’abandon de la méthode américaine du name and shame ("nommer et faire honte") lancée par son prédécesseur, a révélé l’Agence emploi formation (AEF). "Le ministre souhaite mettre en avant les bonnes pratiques et indiquera prochainement comment il entend traiter la question des risques psychosociaux", dit-on simplement Rue de Grenelle.
C’est après la vague de suicides à France Télécom que Xavier Darcos avait annoncé un "plan d’urgence" de lutte contre le stress, le 9 octobre 2009. La mesure phare concernait les 1 500 entreprises de plus de 1 000 salariés, auxquelles il avait demandé d’"ouvrir des négociations sur le stress" avant le 1er février 2010, de manière à accélérer l’application de l’accord national interprofessionnel (ANI) de prévention du stress.
Signé en juillet 2008, étendu en mai 2009, l’ANI n’a suscité aucun accord de branche et seulement une poignée d’accords d’entreprise. Il est vrai qu’il n’imposait pas de telles négociations. Mais à quoi aurait-il alors servi, s’il n’était pas décliné sur le terrain ? Face à cette inertie, plutôt que de légiférer de nouveau ou d’instaurer des pénalités financières contre les entreprises récalcitrantes - comme le prévoit le dispositif sur l’emploi des seniors -, M. Darcos a opté pour une arme qu’il jugeait plus efficace : rendre public un classement des entreprises, avec trois listes désignant les bons élèves, les moyens et les mauvais.
Le name and shame, selon Martin Richer, directeur général de Secafi, cabinet d’expertise auprès des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, est "une approche efficace". "Grâce à elle, aux Etats-Unis, la courbe des troubles musculo-squelettiques a baissé", assure-t-il.
Pour mettre en place cette mesure, la direction générale du travail (DGT) adressait donc, le 10 décembre 2009, un courrier aux entreprises de plus de 1 000 salariés, en leur précisant le contenu du plan.
Comment le classement a-t-il été établi ? Les entreprises, munies d’un mot de passe, devaient remplir un questionnaire sur le site du ministère, qu’elles pouvaient actualiser autant de fois que nécessaire. Il leur était demandé si elles avaient engagé des négociations ; si oui, combien de réunions elles avaient tenu ; ce qu’elles avaient mis en place en l’absence d’accord ou en cas d’échec de la négociation, etc.
Dans la liste verte étaient placées les entreprises ayant conclu un accord ; dans l’orange celles qui étaient en cours de négociation ou qui avaient élaboré un plan d’action concerté ; dans la rouge, les autres - celles qui n’ont pas répondu à la demande du ministère ou qui n’ont engagé aucune action -, soit plus de 600 entreprises, contre 300 dans la liste verte. Les classements devaient évoluer en fonction des données transmises au fur et à mesure par les entreprises. Chaque mois, une nouvelle mise en ligne devait avoir lieu.
La raison de la suspension, le 19 février, des listes rouge et orange, est ambiguë. Il y a eu très peu de contestations de la part des entreprises, d’après la DGT. C’est sous la pression du Medef, qui avait jugé la méthode "plus que contestable", que les listes controversées ont été suspendues. Ce qui n’empêche pas la liste rouge de circuler sur Internet, puisque des blogueurs malins l’ont copiée avant sa suspension.
Les syndicats sont aujourd’hui dépités par le retrait définitif des listes. "Elles ont été un accélérateur de débats dans les entreprises, un appui pour les syndicats. Y renoncer, c’est un mauvais coup porté à l’engagement de transparence du gouvernement et un bon signe envoyé au Medef", déplore Jean-François Naton, conseiller confédéral CGT.
Bernard Salengro, responsable de l’Observatoire du stress de la CGC, craint que "la dynamique enclenchée s’arrête". Néanmoins, dit-il, "nous allons essayer de maintenir le feu. Nous montons des formations sur les risques psychosociaux pour nos militants. Mais pour eux, les choses seront désormais plus difficiles sur le terrain". Françoise Pelletier, avocate associée du cabinet LPA, rappelle qu’en tout état de cause "la jurisprudence en matière de santé au travail évoluant, les entreprises devront de toute façon évoluer, il en va de leur responsabilité civile et pénale".
Et maintenant, que va-t-on faire pour peser sur les entreprises, se demande François Desriaux, rédacteur en chef de la revue Santé et travail. "Va-t-on, par exemple, s’interroge-t-il, avoir une politique de poursuite systématique sur la foi des procès-verbaux dressés par les inspecteurs du travail ?" Aujourd’hui, il y a peu de PV et la plupart sont classés sans suite, comme le montre une enquête que publie jeudi 8 avril le site de la revue. Le Medef, en revanche, se dit satisfait de la décision d’Eric Woerth.
Souffrances programmées dans l’informatique
Seule la caméra de vidéosurveillance a vu sa chute, du haut d’une tour, à 4 h 56 du matin, le 19 août 2008. Salarié de la société de services informatiques (SSII) Steria, alors en mission chez un client à Lyon, il avait, un jour plus tôt, écrit un long mail dans lequel il se disait "complètement paniqué" face au projet à mener, ayant "honte de ne pas être à la hauteur ". Sa mort n’a pas été reconnue comme un accident du travail par la caisse régionale d’assurance-maladie, mais la CGT s’interroge. D’autant que pour l’établissement d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), dont il dépendait, "la médecine du travail avait établi que le stress au travail et la souffrance psychique étaient les principaux risques dans l’entreprise", indique Hocine Chemlal, délégué syndical central CGT. En 2008, deux suicides et trois tentatives avaient eu lieu dans la SSII. Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) a dû batailler en justice avant d’obtenir, en octobre 2009, une expertise faite par le cabinet Technologia, la direction - qui n’a pas répondu à nos sollicitations - niant l’existence d’un risque grave justifiant un tel rapport.
Autre SSII, GFI a de son côté connu dix décès en 2008, dont au moins deux suicides, des infarctus et attaques cérébrales, selon Vanni Challier, délégué syndical central CFTC. "Les salariés sont tellement stressés, dit-il. On en envoie chez des clients sans qu’ils aient les compétences requises et sans les former." Des décès liés au stress ? "C’est totalement abusif", conteste Marie-Laurence Carle-Empereur, la directrice des ressources humaines France, tout en indiquant une série d’actions, dont une charte des managers.
Stress, souffrance psychologique, manque de reconnaissance... Cette situation semble être fréquente dans les SSII. "Le stress était perçu jusqu’à présent comme intrinsèque à nos métiers", constate Régis Granarolo, président du Munci, l’association professionnelle des informaticiens. Il est lié à la "surcharge de travail et à un sentiment d’urgence très courant, à une course à la productivité, à une industrialisation des services", poursuit-il. Et aussi à l’isolement quand on travaille chez le client, parfois pendant des années, et qu’on ne sait plus qui est son responsable.
Les périodes d’intercontrats - entre deux missions, le salarié reste payé par son employeur mais son salaire n’est pas facturé à un client -, sont également très "perturbantes", souligne Dominique Lanoë, directeur d’Isast, cabinet d’expertise auprès des CHSCT. "Le stress s’amplifie au fur et à mesure que la période se prolonge, car le salarié finit par douter de sa valeur", ajoute-t-il. Et souvent, au bout de quelques mois, la SSII va chercher un moyen de licencier le salarié.
